Werner Strub et le théâtre

 

Werner Strub, facteur de masques suisse (1935-2012) est incontestablement la référence majeure dans le domaine des masques de théâtre en tissus.

D’abord attiré par les masques de commedia dell’arte d’Amleto Sartori, il commence à travailler le cuir de manière autodidacte avant de se diriger vers le tissu, auquel il incorpore des éléments végétaux, de la fourrure ou d’autres matières encore.

 

Sa technique bien à lui s’affranchit des codes et des conventions. Son travail, d’une précision inouïe, invente à chaque fois un personnage extraordinaire, plein d’une humanité désarmante ou d’une bestialité effrayante, parfois les deux en même temps. Il collabore avec les grands noms du théâtre suisse comme Benno Besson.

Sur la fin de sa vie, Werner Strub se tourne vers un travail très différent : les masques en fil. Simples, délicats, transparents et d’une expressivité étonnante, ces masques qui sont comme la mue du serpent donnent à voir le vide qu’il contiennent, la trace de l’homme dans le temps.

La trace de Werner Strub dans l’histoire du théâtre et celle du masque est immense, tout comme sa production qui ne cessera pas de sitôt d’inspirer les artistes.

Masques de Roumanie

            

Dans toute l’Europe, la tradition des masques dans les fêtes populaires est encore bien vivante sous des formes très variées. Ces fêtes tapageuses trouvent leurs racines dans des rituels païens, avec un rapport direct au monde animal et végétal, au cycle des saisons. Elles ont paradoxalement été maintenues en vie par le clergé chrétien qui, incapable de combattre ces traditions liées à des croyance animistes, chamaniques, polythéistes, les a intégrées à son propre calendrier.

En Europe occidentale on connaît surtout le Carnaval, qui a lieu avant ou pendant le carême, c’est-à-dire à la fin de l’hiver. En Europe orientale il y a les « Mascarades », qui interviennent plutôt entre Noël et le Jour de l’an. C’est le cas en Roumanie, où Alban Lebrun est allé à la recherche de ces traditions survivantes d’un étonnant passé.            

Tout au long de l’année, dans le village, un groupe d’hommes (les femmes sont exclues) se rassemble pour préparer les masques, les costumes, répéter la musique, les chants, la danse. Les rôles sont archétypés, et sont répartis d’une manière bien précise. Suivant les régions, avec plus ou moins d’importance, on retrouve les figures humaines types : le bourgeois, la bourgeoise, le policier, la tzigane. Mais aussi des figures animales : l’ours, la chèvre, le cerf. Et enfin, des personnages métaphoriques : l’envieux, le diable, l’homme sauvage… Ces manifestations des masques sont rarement institutionnalisées, et quand elles le sont elle débordent largement les parcours autorisés.

À Chiuzbaia dans les Maramures, le 24 décembre, un groupe de jeunes garçons attend patiemment dans la neige la sortie de la messe. Ils portent des masques rectangulaires en toile de laine, avec des pompons rouges le plus souvent (rouge pour détourner le regard du diable). Comme attirail : des cornes, des cloches de vaches et un long fouet de chanvre tressé. Ils s’apprêtent à fouetter les jambes des fidèles qui sortent de l’église. Cela pour porter bonheur pour l’année à venir !

À Putna en Bucovine, le 31 décembre, la Malanka, composée d’un groupe d’hommes adultes, se déplace de maison en maison et joue avec cérémonie l’ensemble de chorégraphie rituelle. La mort et la résurrection de l’Ours sont très attendues. Accompagné de cuivres et de percussions, le chant est plutôt scandé que chanté. La visite de chacune des maisons apporte bonheur et fertilité pour la nouvelle année. On remercie les participants en leur offrant à boire, mais on ne verra pas leurs visages. Il se sont mis en route le 31 décembre à midi devant l’hôtel de ville, et leur circuit durera jusqu’à l’aube du premier janvier.

À Târgu Neamt, tous les villages alentour ont investi la rue principale de la ville le 2 janvier, en groupes distincts. On voit un véritable troupeau d’ours se rouler par terre. On entend le clap clap clap des chèvres qui claquent leur mâchoires de bois, entre lesquelles les enfants jouent à se faire peur en y glissant les mains. Il y a même des groupes de tziganes, reconnaissables à leurs costumes bariolés et couverts de paillettes, qui, une fois n’est pas coutume, ont leur place dans la société roumaine à l’occasion de cette grande festivité.

         

Les masques au théâtre

Le masque de théâtre est aussi vieux que le théâtre lui-même. C’est dans la Grèce antique qu’on trouve ses origines. À l’époque, le théâtre a une dimension sacrée. L’homme ne peut pas se montrer sur scène avec son vrai visage, ce serait une offense pour les dieux à qui il s’adresse autant qu’aux spectateurs. Le masque est aussi là pour grossir le visage : les lieux de théâtre sont immenses et les derniers rangs très éloignés des acteurs. Les masques servaient-ils aussi de porte-voix ? C’est probable. En tout cas le texte a une importance majeure. C’est le texte que l’on vient écouter, il n’y a aucun souci de réalisme en ce qui concerne le jeu des acteurs.

On retrouve cette dimension sacrée dans le Nô, théâtre traditionnel japonais. Le Nô est la forme théâtrale la plus aboutie de la civilisation japonaise. Codifié dans sa forme actuelle au XIVe siècle, il trouve sa source dans des danses et pantomimes religieuses plus anciennes encore. Les masques Nô sont sculptés dans du bois de cyprès, toujours selon les même règles ancestrales.

En Asie, les arts dramatiques masqués traditionnels sont multiples. En plus du Japon, on en trouve en Chine, Corée, Indonésie, Thaïlande, Inde, Tibet, Népal… Le plus souvent, ces formes sont liées au sacré.

Au XVIIe siècle, c’est la commedia dell’arte qui réveille le masque en Europe. Jusqu’à aujourd’hui c’est d’ailleurs la forme de ses masques en cuir qui s’impose dans l’imaginaire collectif. Très expressifs, les masques de commedia répondent eux aussi à des codes de jeu précis. Le corps est dynamique, élastique, mû par une folle énergie. De par sa forme, le masque est bavard : ce sont des demi-masques qui laissent au comédien l’usage de sa bouche, et donc de la parole. Dès son origine, la commedia dell’arte est un art éminemment populaire.

Au XXe siècle, siècle des metteurs en scène et des pédagogues du théâtre, le masque a été infatigablement revisité et questionné. La découverte la plus innovante est sans doute celle du masque « neutre » (ou masque « noble ») par Jacques Copeau. Ce masque a tout d’abord une vocation pédagogique : en annulant le visage de celui qui le porte, il donne la parole à son corps. Les émotions sont vécues de manière plus intense, plus vraie. Le Carnaval de Bâle (Suisse) et son célèbre masque « larvaire » a aussi inspiré tout une génération de femmes et d’hommes de théâtre. L’étrangeté de ce masque, sa surdimension, amène l’acteur à s’inventer un autre corps, une autre dynamique, un autre rythme. C’est également l’étrangeté du masque qu’utilise Bertolt Brecht pour mettre une distance entre l’acteur et le public. Cette fameuse « distanciation » permet de développer le sens critique du spectateur plutôt que de le submerger d’émotions.

À New York, la mythique troupe du Bread and Puppet utilise aussi bien le masque que la marionnette dans ses mémorables spectacles qui sont joués et rejoués depuis les année 70. C’est parfois le corps masqué qui devient une marionnette géante, bouleversante d’une humanité bien particulière. Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil revisitent inlassablement les formes dramatiques asiatiques, grâce notamment aux masques de Erhard Stiefel. Les déclinaisons du travail théâtral masqué sont aujourd’hui multiples et n’ont pas fini de se réinventer.